Poste de guest Frédéric Ducarme Frédéric (Muséum National d’Histoire Naturelle, Paris) [English version.]
Tous les biologistes qui se sont spécialisés dans l’étude des invertébrés ont déjà entendu cette vieille rengaine : « Pourquoi tu travailles sur les concombres de mer ? C’est trop moche, c’est sale, ça sert à rien ! ». De fait, pendant bien longtemps la biologie s’est limitée à l’étude d’espèces directement « utiles » : chevaux, bétail, gibier, légumes, herbes médicinales et à la rigueur quelques menaces potentielles comme le loup[1]. Tous nos muséums et jardins botaniques furent longtemps dédiés avant tout à l’étude de ces espèces utiles, et à l’acclimatation des exotiques, notamment grâce à de grands savants comme Parmentier. Mais progressivement, la curiosité naturelle et la découverte d’utilités insoupçonnées chez des espèces auparavant considérées comme inutiles ont poussé les scientifiques à étudier des espèces de moins en moins communes, jusqu’à ce qu’elles soient toutes incluses dans la célèbre arche de Linné, le Systema Naturae (1735).
Avant lui – et encore un peu après – la connaissance scientifique des invertébrés était incroyablement pauvre en Europe, alors que ces animaux étaient déjà bien connus dans d’autres cultures, notamment au Japon (qui avait cependant moins de gros mammifères)[2].
Pourtant, le fondateur même de la biologie, le philosophe grec Aristote, s’était déjà fait l’avocat de l’étude de tous les êtres sans souci de leur valeur utilitaire directe, jusque dans les moins remarquables. Dans l’introduction au cinquième chapitre du premier livre des Parties des Animaux, on peut ainsi lire :
« Maintenant que nous avons parlé du monde céleste, il nous reste à parler de la nature vivante, en veillant autant que possible à n’en négliger aucune partie, qu’elle soit sublime ou repoussante. Car même quand il s’agit d’êtres qui n’offrent pas un aspect agréable, la nature les a constitués de sorte que nous puissions ressentir un grand plaisir à les étudier, à condition d’être capable de les analyser et d’être vraiment philosophe. D’ailleurs, il serait bien absurde et étrange que nous prenions plaisir à contempler de simples représentations de ces choses de la nature, parce que nous apprécions le talent de l’artiste qui les imite, peintre ou sculpteur, sans nous passionner aussi pour l’étude de ces choses elles-mêmes, que nous pouvons étudier et essayer de comprendre.
Ainsi, nous ne devons pas nous laisser aller à une répulsion puérile pour l’étude des animaux les plus humbles. Car dans tous les éléments de la nature réside une part de sa merveille. Il faut nous souvenir du propos que l’on prête à Héraclite, quand des étrangers étaient venus le visiter et s’étaient arrêtés au moment d’entrer car ils le voyaient se chauffer près de son fourneau. Celui-ci les invita à entrer sans crainte, en disant qu’il y a du divin dans une cuisine aussi. De même, on doit aborder sans dégoût l’examen de chaque animal, en gardant en tête que chacun contient une partie des merveilles de la nature. […]
Si quelqu’un trouve que l’étude du reste du règne animal n’a pas d’intérêt, il doit savoir que ce faisant il se méprise lui-même. Car on ne peut pas examiner le sang humain, ou ses chairs, os, nerfs et autres parties sans une certaine répugnance. De fait, quand nous étudions n’importe laquelle des parties du corps ou des organes, nous ne devons pas considérer seulement sa composition de manière isolée, mais bien essayer de comprendre sa relation au tout. De la même manière, le véritable objet de l’architecture n’est ni les briques, ni le mortier, ni le bois, mais bien la maison. Ainsi, le principal objet de la science naturelle n’est pas les éléments matériels, mais leur composition, et la totalité du système auquel ils participent, indépendamment duquel ils n’existeraient pas. »
Ces mots sont ceux d’un homme qui, il y a près de deux millénaires et demi, décrivit dans les moindres détails des centaines d’espèces vivantes, et les nomma (comme l’holothurie, nom encore mystérieux aujourd’hui attribué aux concombres de mer, mais désignant probablement à l’origine des tuniciers[3]), prouva que les éponge sont des animaux et que les dauphins sont des mammifères, et donna son nom à l’appareil buccal des oursins au travers d’une métaphore pittoresque, le comparant à une lanterne grecque dont on aurait ôté la peau.
C’est ainsi parce que certains savants fous se sont mis en tête d’étudier d’insignifiants animaux sans vertèbres que nous savons aujourd’hui que les crevettes-mantes ont les meilleurs yeux du règne animal, que certains mollusques sont capables de faire de la photosynthèse comme les plantes, que les vers de terre sont loin d’être nuisibles à l’agriculture, que l’on peut extraire une merveilleuse protéine fluorescente d’une méduse, ou que les tardigrades sont capables de survivre dans l’espace ! Les merveilles de la nature sont partout et pas seulement là où on les attend : il suffit de savoir bien regarder.
[1] Il suffit pour s’en convaincre de lire la célèbre Histoire Naturelle de Buffon (36 vol., 1749-1804).
[2] Lire par exemple l’excellent recueil de haïkus sur le thème des concombres de mer réunis par Robin D. Gill : Rise, Ye Sea Slugs!, Paraverse Press, 2003.
[3] Alexander M. Kerr, « A Philology of Òλοθóυριου : From Ancient Times to Linnaeus, including Middle and Far Eastern Sources », University of Guam Marine Laboratory Technical Report, no 151, 2013
Pour en savoir plus sur l’anecdote d’Héraclite :
Pavel Gregoric (2001), “The Heraclitus Anecdote: De Partibus Animalium i5.645a17-23”, Ancient Philosophy 21.
Pour en savoir plus sur le biais envers les espèces charismatiques :
Ducarme, F., Luque, G. M., & Courchamp, F. (2013). What are “charismatic species” for conservation biologists? BioSciences Master Reviews, 1, 1–8.
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